Rosa Luxemburg, son analyse révolutionnaire sur la grève générale en Belgique, en hommage au combat des gilets jaunes
Rosa Luxemburg, cette femme désobéissante et rebelle a
participé activement toute sa vie aux luttes des travailleurs et suivi avec une
grande attention les expériences du mouvement ouvrier. Elle a ainsi développé
une analyse particulièrement pointue et pertinente de l’expérience de la «
grève générale à la Belge », que je reproduis ici dans son entièreté, en
hommage notamment, au combat des gilets jaunes.
« La grève générale belge ne mérite pas seulement, en tant
que manifestation remarquable des efforts et des résultats de la masse
prolétarienne en lutte, la sympathie et l’admiration de la social-démocratie
internationale, elle est aussi éminemment propre à devenir pour cette dernière
un objet de sérieux examen critique et, par suite, une source d’enseignements.
La grève d’avril, qui a duré dix jours, n’est pas seulement un épisode, un
nouveau chapitre dans la longue série des luttes du prolétariat belge pour la
conquête de l’égalité et de l’universalité du droit de vote, luttes qui durent
depuis le commencement de la dernière décennie du XIX° siècle et qui, selon
toute apparence, sont encore très éloignées de leur fin. Si donc nous ne
voulons pas, à la manière officielle, applaudir toujours et à toute occasion
tout ce que fait et ne fait pas le Parti social-démocrate, il nous faut, en
face de ce nouvel assaut remarquable du Parti Ouvrier Belge, dans ses luttes
pour le droit électoral, nous poser la question suivante : Cette grève générale
signifie-t-elle un pas en avant sur la ligne générale de combat ?
Signifie-t-elle en particulier une nouvelle forme de lutte, un nouveau
changement tactique qui serait appelé à enrichir, à partir de maintenant, les
méthodes de combat du prolétariat belge, et peut-être aussi du prolétariat
international ?
Cette dernière question est d’autant plus justifiée que les
chefs du Parti belge – quelle que soit leur position tactique – opposent, avec
beaucoup de vigueur, la grève d’avril aux précédents grèves belges concernant
le droit électoral, ainsi qu’aux grèves de masses qui se sont produites dans
d’autres pays, et la louent comme une nouvelle arme dans l’arsenal du
prolétariat en lutte. Dans la petite revue mensuelle de Herstal, La Lutte de
Classe, de Brouckère écrivait en mars :
« C’est pour la troisième fois que nous ferons une grève
pour l’égalité du droit de vote et, dans d’autres pays, on a déjà fait grève
dans le même but. La grève du 19 avril n’en représente pas moins un événement
nouveau aussi bien par sa durée probable que par l’esprit dans lequel elle a
été préparée. Cette grève ne doit ressembler ni aux rafales de 1893 et 1902, ni
aux courtes grèves politiques en Suède et en Autriche, pas plus qu’aux grèves
révolutionnaires de Russie. Ce sera la première tentative pour guider une grève
politique d’après les principes mêmes qui rendent si efficaces les mouvements
syndicaux ou, si l’on veut, une tentative pour élargir l’action syndicale
jusqu’à la conquête de l’égalité politique. »
Grève générale belge avril 1913 |
Les chefs du Parti, au congrès du 24 avril qui a décidé la
cessation de la grève générale, ont souligné également, à plusieurs reprises,
son caractère particulier. Vandervelde, lui aussi, écrit dans son article du
Vorwärts, le 28 avril : « Contrairement aux précédents mouvements similaires en
Belgique et ailleurs, il s’est agi, cette fois, non plus d’une grève improvisée
et impétueuse, mais d’une grève longue, préparée patiemment et méthodiquement.
»
Il s’agit donc avant tout de comparer l’efficacité de cette
nouvelle tentative de caractère particulier aux tentatives précédentes du
prolétariat belge. Si l’on considère uniquement le résultat immédiat et
palpable, on ne pourra certes pas écarter la conclusion que la nouvelle
expérience du Parti belge a infiniment moins rapporté que son premier assaut
d’il y a vingt ans. En 1891, la première courte grève de masse, avec ses
125.000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la
réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de
250.000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance,
sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la
commission. Cette fois, la grève de 400.000 ouvriers, après neuf moins de
préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la
part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir
obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans
mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant
le droit électoral.
Nos camarades belges ne se font aucune illusion sur le
caractère vague et confus du résultat ; ils comprennent que ce n’est pas là une
brillante victoire et qu’en tout cas, elle ne répond pas du tout aux efforts,
aux sacrifices et aux préparatifs formidables qui ont été faits. Aucun des
chefs du Parti n’a essayé, au Congrès du 24 avril, de présenter la résolution
du Parlement sur ladite commission comme une victoire politique notable. Au
contraire, ils se sont tous efforcés de porter le centre de gravité du bilan de
la lutte de ces dix jours non sur le résultat parlementaire, mais sur le cours
de la grève générale elle-même et sur son importance morale. « Trois points de
vue, a dit Vandervelde (d’après le compte rendu du Vorwärts), se sont fait jour
dans l’appréciation de la grève générale. Le premier, le point de vue
parlementaire, est le moins important. » Mais les deux autres sont : le
résultat politique, qui consiste dans la conquête de l’opinion publique, et le
point de vue social, qui réside dans le déploiement de forces du prolétariat et
dans le caractère pacifique de la grève générale : « Maintenant – s’est écrié
Vandervelde – nous connaissons le moyen que le prolétariat peut employer
lorsque le pouvoir veut le priver de son droit. » Jules Destrée est allé
jusqu'à traiter toute la question du résultat direct de la grève de « futilités
parlementaires » :
« Pourquoi ne pas se hausser, au-dessus des futilités
parlementaires et des nuances des déclarations ministérielles, jusqu’au
principal ? Considérons donc le principal, que tout le monde peut voir :
l’enthousiasme magnifique, le courage, la discipline de notre mouvement. »
Or, l’attitude excellente de la masse ouvrière belge dans la
dernière grève générale, fut loin d’être une surprise. L’enthousiasme, la
cohésion, la ténacité de ce prolétariat, se sont affirmés si fréquemment dans
les vingt dernières années, en particulier dans l’emploi de l’arme de la grève
générale, que le déclenchement et le cours de la grève d’avril, loin d’être une
nouvelle conquête, ne sont qu’une preuve de plus de cette ancienne combativité.
Evidemment, l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie,
dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la
mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du
Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif. Lorsqu’au
contraire, la grève a été préparée de longue main, de façon tout à fait
méthodique et systématique, dans le but politique déterminé de mettre en
mouvement la question du droit de vote immobilisé depuis vingt ans, il apparaît
assez étrange de célébrer la grève, en quelque sorte, comme un but en soi et de
traiter son objectif propre, le résultat parlementaire, comme une bagatelle.
Grève générale de 1893 en Belgique |
Cette façon de déplacer l’appréciation de la situation
s’explique aussi par l’état de gêne dans lequel s’est trouvé notre parti frère
belge au bout d’une semaine et demie de grève générale. De toute la situation
et de tous les discours du congrès de Bruxelles, il ressort clairement que la
grève générale ne fut pas brisée au 24 avril parce qu’on s’imaginait avoir
remporté une victoire notable. Au contraire, on s’empressa de saisir la
première apparence de « concession » de la part du Parlement, pour désarmer la
grève générale, parce qu’on avait, dans les milieux dirigeants, le sentiment
net que la continuation de la grève générale amènerait à une situation sans
issue et ne donnerait aucun résultat appréciable.
Faut-il en vouloir aux chefs du parti belge d’avoir saisi la
première occasion pour arrêter la grève générale, alors que sa prolongation
leur paraissait incertaine et sans chance de succès ? Ou faut-il leur faire
grief de n’avoir pas cru à la force victorieuse de la grève méthodique,
prolongée indéfiniment et « jusqu’à la victoire » ? C’est exactement le
contraire qu’il faut dire : longtemps déjà avant le début de la grève d’avril,
par la seule façon dont cette grève fut préparée, vu les épreuves et la
tactique de la lutte pour le droit électoral en Belgique dans les dix dernières
années, tout observateur attentif ne pouvait que douter fortement de
l’efficacité de cette nouvelle expérience. Aujourd’hui, où la preuve par
l’exemple a été faite et où nos camarades belges pensent avoir ajouter en tout
cas, et pour longtemps, une nouvelle arme à leur arsenal, il est temps
d’examiner cette arme elle-même. Il est nécessaire de se poser cette question :
La grève d’avril, en raison de son organisation, ne portait-elle pas en
elle-même les germes de sa stérilité, et l’expérience qui vient d’être tentée
n’est-elle pas faite pour nous encourager à la révision de cette tactique
plutôt qu’à l’imiter ?
La grève de masse,
arme de lutte politique, est déjà, en Belgique, une tradition enracinée. C’est
à l’emploi de cette arme que le prolétariat belge doit la première brèche qu’il
a faite dans le droit électoral censitaire. Mais les deux grandes grèves de
1891 et de 1893, qui ont arraché l’institution des chambres de droit électoral
et, ensuite, l’instauration du droit électoral plural, étaient également des
manifestations spontanées de l’esprit combatif du parti, elles avaient ce
caractère « mouvementé » dont la grève d’avril dernier devait être délibérément
la contre-partie. Son caractère « impétueux » ne consistait pas du tout
d’ailleurs dans le fait que les masses en grève commettaient des actes de
violence stupides ou inclinaient à en commettre, comme pourrait faire croire la
façon dont les chefs du parti belge ont souligné le caractère tout à fait
pacifiste et légal de la récente grève générale. Les grévistes qui combattaient
pour le droit électoral en 1891 et 1893 se comportèrent de façon aussi
raisonnable et aussi « légale » qu’en
avril dernier. Si, dans les deux premiers cas cependant, on en vint, dans
quelques localités, à des bagarres de rue et s’il y eut des effusions de sang,
la faute en incombe uniquement à l’attitude brutale et aux provocations des
troupes et autres forces gouvernementales qui marchèrent contre les grévistes
et les manifestants, en tremblant de tout leur corps et le cœur rempli d’une
haine féroce. Le caractère « mouvementé » de ces deux grèves courtes et
victorieuses ne résidait pas non plus dans des « illégalités » stupides
qu’auraient commises des ouvriers, mais dans le fait que ces grèves de masse
étaient l’expression de l’état d’esprit du Parti, plein de fraîcheur, de
résolution et de joyeuse combativité. On ne connaissait ni hésitation, ni
crainte, ni précaution, ni prudence, on marchait au combat sans compter sur
autre chose que sur la propre force du prolétariat et sur sa pression, et on
était prêt, ma foi, à augmenter cette pression jusqu’aux dernières conséquences
et à donner libre cours à l’énergie révolutionnaire des masses, le cas échéant,
pour en tirer le maximum de poids et d’effet. C’était des grèves de masses dans
lesquelles le parti marchait en rangs serrés, depuis le chef suprême jusqu’au
simple soldat, pénétré du même enthousiasme libre et hardi pour la lutte,
absolument unanime dans sa ferme croyance en la nécessité et l’efficacité de sa
propre entreprise.
Mais toute la tactique du parti belge prit une nouvelle
orientation dans la décennie suivante. Après que le droit électoral plural de
la classe ouvrière est ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un
nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de
la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement. En même
temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur
tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance
qui devint un facteur important de la tactique socialiste. Ainsi furent
accouplés, dans la politique du parti, deux éléments contradictoires : l’action
extra-parlementaire de la masse et l’alliance parlementaire avec le
libéralisme. La grève de masse restait bien un moyen de lutte éprouvé,
populaire, très apprécié du prolétariat, qui y était attaché avec une énergie
tenace, mais, à partir de ce moment, il fallut tenir compte des alliés
parlementaires, des libéraux, d’abord à cause de l’hostilité de classe profonde
des possédants contre les actions prolétariennes de masse, et ensuite parce
que, forcément, la grève de masse touchait en premier lieu et de façon sensible
les intérêts économiques de la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux des alliés
libéraux.
La politique du Parti socialiste revêtit par suite une
certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se
manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de
l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout
d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que
comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison
aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer
également l’action parlementaire.
Cependant, le pitoyable fiasco de l’expérience de 1902 n’a
pas amené le parti belge à se détacher de son alliance néfaste avec les
libéraux et à se concentrer à nouveau complètement sur l’action prolétarienne.
Au contraire, déçus par l’échec de la grève de masse, dont la stérilité
s’expliquait pourtant cette fois dans la propre tactique du parti, les chefs du
parti décidèrent de se cantonner dorénavant dans l’arène parlementaire. Comme
les élections parlementaires, avec les système plural, rétrécissaient de plus
en plus la représentation de la réaction cléricale, un simple calcul semblait
montrer qu’il y avait plus qu’à attendre patiemment le moment où, grâce à une
propagande calme, la majorité cléricale se transformerait en minorité et où le
bloc socialiste-libéral accomplirait, au moyen d’une simple majorité
parlementaire, la réforme électorale. L’arme de la grève de masse semblait
dorénavant une méthode superflue, gênante et périmée, et la réforme
parlementaire et le « Bloc des Gauches » apparaissent comme l’ancre de salut de
l’avenir.
Malheureusement, ce calcul tout simple, comme toutes les
spéculations de l’opportunisme si simple d’apparence, avait une grande lacune ;
il comptait seulement avec les chiffres, et non avec les rapports vivants des
classes. Et ces derniers ont amené la réaction, telle qu’elle caractérise, en
Allemagne comme ailleurs, le développement le plus récent de la bourgeoisie à
accomplir aussi en Belgique son œuvre silencieuse. Alors que la fraction
libérale du Parlement marchait, bras dessus, bras dessous, avec la fraction
socialiste en faveur de la réforme électorale, la bourgeoisie lui tourna le dos
dans le pays et s’enfuit en masse dans le clan clérical. L’année 1912 fut
appelée, dans les spéculations du Bloc, l’année de le « réalisation miraculeuse
». Or, les élections parlementaires de 1912 amenèrent, non pas la faillite des
cléricaux, comme on s’y attendait, mais celle du libéralisme, et causèrent même
des pertes au parti socialiste, tandis que la réaction cléricale entrait à
nouveau au Parlement avec une majorité accrue.
Cette deuxième période décennale de sa nouvelle tactique se
terminait, pour le parti belge, par une défaite encore plus grande que celle de
l’année 1902. Rien d’étonnant à ce que le fureur et l’amertume de la déception
aient de nouveau poussée d’un seul coup la masse des ouvriers socialistes vers
leur ancienne arme éprouvée : la grève de masse. Spontanément, comme un
ouragan, le prolétariat belge se dressa à nouveau après les élections de juin
1912, pour conquérir par sa propre force ce que la seule tactique parlementaire
s’était montrée en vingt années complètement incapable d’arracher. Mais, à ce
moment, la fraction socialiste et les chefs du parti s’interposèrent de toute
leur énergie pour déconseiller la grève. Comme il était impossible de dompter
autrement la volonté populaire impétueuse, on proposa aux ouvriers de désarmer
la grève de masse déjà commencée et de préparer de façon tout à fait
systématique une grève de masse. La grève de masse méthodique, bien préparée,
apparut ainsi, dès le début, comme un compromis entre l’énergie combative
impétueuse des masses et l’hostilité que témoignaient à la grève les chefs du
parti qui, malgré toutes les expériences amères, restaient attachés à
l’alliance avec le libéralisme et aux espoirs parlementaires. Il ne s’agissait
donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant
une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de
longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de
calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur
faire abandonner provisoirement l’arène. Puis, lorsque toute l’énergie de la
classe ouvrière, pendant sept mois, fut tourner exclusivement vers la
préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la
fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et
à reculer cette dernière le plus possible. Après que le refus catégorique de la
réforme électoral au Parlement, en février, eut arraché la fixation de la grève
générale au 14 avril, les chefs de parti, s’appuyant sur l’intervention
médiatrice de bourgmestres libéraux, cherchèrent encore, au dernier moment,
alors que l’espoir dans une intervention libérale se fut évanoui comme une
bulle de savon, la grève ne fut décidée que sous la pression irrésistible de la
masse impatiente et contre les manœuvres d’une partie des chefs.
C’est ainsi que se réalisa finalement la grève d’avril,
après neuf mois de préparation et des tentatives répétées pour l’empêcher et
l’ajourner. Du point de vue matériel, elle fut certes préparée comme ne l’avait
encore jamais été aucune grève de masse au monde. Si des caisses de secours
bien garnies et la répartition bien organisée des vivres décidaient de l’issue
d’un mouvement de masses, la grève générale belge d’avril aurait dû faire des
miracles. Mais le mouvement révolutionnaire de masse n’est malheureusement pas
un simple calcul que l’on peut résoudre avec les livres de caisse ou les dépôts
de vivres des coopératives. Le facteur décisif dans tout mouvement de masse,
c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et
leur vue nette du but à atteindre. Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas
échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les
plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands
exploits. Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours
bien garnies.
La pensée principale des camarades belges dans la
préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de
la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le
caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire. Ce
n’est pas le fait qu’il n’a pas été commis d’ « illégalités » qui donne un
caractère particulier à ce mouvement ; dans la dernière décennie du siècle
précédent, les ouvriers en grève, comme nous l’avons dit, ont commis peu d’ «
illégalités » que cette fois ; en Belgique, comme ailleurs, ce furent toujours
les « défenseurs de l’ordre » seuls qui commirent et provoquèrent des excès. La
différence se trouve dans le fait que les grèves de masse autour de 1890 furent
des mouvements spontanés, nés d’une situation révolutionnaire, de la tension de
la lutte et de l’énergie tendue au plus haut degré des masses ouvrières.
Spontanées non dans ce sens qu’elles furent chaotiques, sans plan, sans frein
et sans chefs. Dans ces deux grèves, au contraire, la direction du parti ne fit
qu’un avec la masse ; elle marchait en tête, elle dirigeait et dominait
complètement le mouvement précisément parce qu’elle était en contact direct
avec la masse, dont elle sentait les pulsations, parce qu’elle s’adaptait à la
grève et qu’elle n’était que le canal, l’expression consciente des sentiments
et des efforts de la masse. Ces grèves étaient spontanées en ce sens qu’elles
réagissaient immédiatement à une situation politique, qu’elles rendaient coup
pour coup dans la lutte et que, prêtes à toutes les conséquences et à toutes
les éventualités de la lutte, elles jetaient avec une énergie librement
déchaînée tout le poids de l’action des masses.
Il est hors de doute que dans de telles grèves de masse se
dégage une forte étincelle révolutionnaire ; que, dans une atmosphère chargée,
dans une situation où la tension des antagonismes a acquis une certaine acuité
elles peuvent amener de véritables collisions avec les pouvoirs publics. Mais
il n’est pas moins sûr que c’est précisément la pression de telles grèves qui
exerce le plus rapidement son effet et qui contraint généralement les classes
dominantes à céder avant qu’on arrive aux dernières extrémités, avant qu’une
rencontre générale avec la force publique soit amenée par la situation. Le
cours des grèves belges de 1891 et de 1893 en est la confirmation complète. De
même, en 1905, il suffit au prolétariat autrichien de suivre l’exemple
contagieux des combattants révolutionnaires russes et d’entreprendre son
mouvement spontané pour contraindre les détenteurs du pouvoir à céder avant
qu’un règlement de comptes violent fût nécessaire. La même preuve est fournie
par de nombreux autres cas tirés de la pratique du prolétariat international
dans les cinquante dernières années : ce n’est pas l’emploi de la force
physique, mais bien la résolution révolutionnaire des masses de ne pas se
laisser effrayer, le cas échéant, dans leur action de grève par les
conséquences les plus extrêmes de la lutte et de faire tous les sacrifices
nécessaires qui confèrent à cette action une puissance si irrésistible qu’elle
peut souvent amener dans un court laps de temps de notables victoires.
A la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il
y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul,
tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout
risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la
campagne. Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève
générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se
laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas
conduire comme une parade militaire. De deux choses l’une : ou bien on provoque
un assaut politique des masses, ou plus exactement, comme un tel assaut ne se
provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l’assaut,
et il leur faut alors tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux,
plus formidable, plus concentré, mais alors on n’a pas le droit, juste au
moment où l’assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui
préparer, dans l’intervalle, son ordre de marche. Ou bien, on ne veut pas
d’assaut général, mais alors une grève de masse est une partie perdue d’avance.
Si, en avril, ainsi que les chefs l’ont assuré au congrès, on devait seulement
faire une démonstration de la discipline et de la volonté unique de la classe
ouvrière, il n’était point besoin de dix jours de grève pour cela, et c’était
payer trop cher une préparation de neuf mois. Les prolétaires belges étaient
depuis fort longtemps déjà prêts à une telle démonstration et s’y étaient déjà
plusieurs fois préparés. Mais si ce devait être une grève de combat, la façon
dont on l’exécuta était peu propre à en faire une grève victorieuse.
Il est clair, en tout cas – et c’est ce que confirme
l’histoire des grèves de masses dans les différents pays – que plutôt une grève
politique tombe rapidement et inopinément sur la tête des classes dirigeantes,
plus l’effet en est grand et les chances de victoire considérables. Lorsque le
Parti Ouvrier annonce, trois trimestres à l’avance, son intention de déclencher
une grève politique, ce n’est pas seulement lui, mais aussi la bourgeoisie et
l’État qui gagnent tout le temps nécessaire pour se préparer matériellement et
psychologiquement à cet événement.
D’ailleurs, les longs et laborieux efforts d’épargne des
prolétaires belges, si admirables dans leur idéalisme, eurent l’inconvénient de
toucher fortement, pendant toute leur durée, les intérêts économiques de la
petite bourgeoisie, des boutiquiers et des commerçants, de cette couche dont
les sympathies sont les premières à aller à la classe ouvrière. Grâce à la
longue préparation de la grève, la grande bourgeoisie put esquiver, dans une
large mesure, le coup que toute grève spontanée des masses lui porte à elle
d’abord.
L’efficacité de toute grève politique de combat dépend aussi
de la collaboration du personnel occupé dans les services publics. Lorsque les
camarades belges – ainsi qu’il ressort de leur intention de faire une grève
longue et pacifique – ont renoncé à arrêter les services publics, ils ont
certes enlevé à leur grève tout « caractère illégal », mais en même temps ils
l’ont privée de son efficacité en tant que moyen de contrainte rapide et
d’intimidation de l’opinion publique et de l’État.
En un mot, toutes les qualités de la grève d’avril qui,
suivant les intentions du parti belge, devaient lui donner le caractère
méthodique d’une action syndicale, lui ont enlevé par cela même, dans une large
mesure, son efficacité de grève politique.
Bien plus, nous avons vu dans l’histoire de la lutte pour le
droit électoral en Belgique que les chefs du parti interdisaient réellement,
depuis quinze ans environ, la grève de masse, et qu’ils cherchent constamment à
la reculer, à l’empêcher. Finalement, cette tactique a eu cependant, chose
curieuse, le résultat contraire à celui qu’elle poursuivait. La grève
continuellement ajournée au moment où elle devait se déchaîner impétueusement,
est devenue maintenant non seulement pour la réaction, mais aussi pour le
parti, une véritable épée de Damoclès. Depuis neuf mois déjà, le parti belge
est sous la hantise des préparatifs de la grève de masse. Une fois que la grève
a été brisée en avril à la première ombre de concession, le parti, au congrès
du 24 avril, a dû évidemment la faire rentrer dans ses nouvelles perspectives.
La tactique même qui interdisait toute rencontre impétueuse de la masse avec la
réaction, a fait de la menace de la grève générale quelque chose de chronique.
Il semble inévitable que des illusions exagérées concernant
l’efficacité de la grève politique de masse aient été ainsi entretenue volontairement
dans les masses. Mais, dans les circonstances actuelles, à ces illusions
peuvent très facilement succéder des déceptions. La grève politique de masse
n’est pas, en elle-même, un moyen miraculeux. Elle n’est efficace que dans une
situation révolutionnaire, comme expression d’une énergie révolutionnaire
fortement concentrée, et d’une haute tension des antagonismes. Détachée de
cette énergie et de cette situation, transformée en une manœuvre stratégique
déterminée longtemps d’avance et exécutée de façon pédante, à la baguette, la
grève de masse ne peut qu’échouer neuf fois sur dix.
Personne ne peut, en ce moment, prédire avec certitude quel
sera le sort prochain de la réforme électorale en Belgique. Peut-être les
cléricaux belges, comme les tories en Angleterre, seront-ils assez sages pour
tirer une leçon de l’effervescence des masses populaires et s’engager dans la
voie large du compromis. Certes, leur attitude, jusqu’ici, ne montre guère
qu’ils sont capables de comprendre cette politique de grand style. Mais s’ils
persistaient dans leur brutalité réactionnaire, à l’instar des agrariens de la
Prusse Orientale, seul un assaut du prolétariat serait de nature à briser cette
obstination, comme il l’a déjà fait en 1891 et 1893. Mais alors, à notre avis,
notre parti frère belge pourrait tirer de cette récente expérience la leçon
suivante : seul le retour à la tactique du mouvement de masse impétueux et
libre de tout souci d’alliance avec les libéraux, seul le déchaînement de la
pleine énergie révolutionnaire du prolétariat peuvent détruire cette forteresse
féodale. En tout cas, l’expérience d’avril ne saurait être recommandée au parti
belge et à l’Internationale comme une innovation louable dans le maniement de
la grève politique de masse.
Mais, quelles que soient les critiques et les jugements
qu’on porte sur l’action des camarades belges, cette action reste pour nous, en
Allemagne, un exemple et une leçon qui nous font rougir de honte. Le parti
belge expérimente la grève de masse, mais il essaie aussi, en ramassant toutes
ses forces, tous les moyens d’action des masses. En Prusse, au contraire, les
mots cinglants du congrès prussien tenu à Noël 1909, les paroles enflammées et
remarquables de Singer n’ont été suivies qu’au printemps 1910 d’une courte
campagne démonstrative qui, après avoir pris le plus bel élan, fut tout
simplement mise au rancart par le Parti. Depuis, nous nous sommes consolés en
allant d’élections en élections au Reichstag, et d’élections en élections au
Landtag. Mais l’exemple belge devrait être, pour notre parti, moins l’occasion
d’une « admiration » dénuée d’esprit critique qu’un stimulant pratique pour
faire sentir une bonne fois à la réaction de la Prusse orientale la valeur du
proverbe : assez de simagrées, tu vas marcher maintenant . »
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