Le dernier poilu
Lazare Ponticelli , dernier poilu survivant de la première guerre mondiale, s'est éteint mercredi 12 mars à l'âge de 110 ans. Un "hommage national" sera rendu lundi matin, 17 mars, au lendemain du cinquième anniversaire du début de la seconde guerre contre l’Irak.
Mon arrière-grand-père, soldat de deuxième au 159ème bataillon d’infanterie de
la 24ème compagnie, portant
le matricule 14578, est, lui aussi, « mort pour la France », le 8 mai
1916. La seule trace qui reste de lui est son nom gravé sur le monument aux
morts de la commune de Saint-Fons, à Lyon.
Ma grand-mère Clotilde fut déclarée
« pupille de la nation », ce statut qu’on accorde en France aux
orphelins bénéficiant d’une tutelle particulière de l’Etat. Comme 990.000
autres enfants. La République française, patrie des Lumières, prit d’elle un
soin si particulier qu’elle se retrouva à treize ans dans l’usine
pharmaceutique des frères Poulenc, l’ancêtre du géant Rhône-Poulenc. Ses petits
doigts d’enfants avaient été jugés assez habiles pour attraper les comprimés
qui défilaient devant elle et les placer dans des boites.
Seules
trois générations nous séparent et pourtant aujourd’hui des moralisateurs de
tous poils brandissent un doigt vertueux pour dénoncer le travail des enfants
dans le monde. Sans jamais parler, ou si peu, de nos grands-mères contraintes
de faire la fortune de ces mêmes multinationales, bouffeuses d’enfants, parce
que leur père était « mort pour la France ».
Lazare Ponticelli n’a concédé des funérailles
nationales qu’à condition qu’elles soient dédiées à tous ses camarades morts au
combat. Au nom de mon arrière-grand-père, je l’en remercie. Mais y parlera-t-on
des morts de 1914-1918, fusillés par leurs propres généraux, pour s’être
opposés à la guerre, l’un en désertant, l’autre en s’auto-mutilant, le
troisième en fraternisant avec l’Allemand d’en face ? Y lira-t-on un
extrait de ces lettres extraordinaires qu’envoyaient les soldats, ouvriers,
paysans, petits artisans ou gratte-papier, à leur famille ? Comme
celui-ci, d’une lettre du brancardier Jean Pottecher, qui devrait faire partie
des perles de la littérature française : « Si la censure ouvre cette lettre,
j’aurai évidemment des ennuis : je viens de faire une chose innocente et
pourtant énorme, et qui me laisse comme au sortir d’un rêve : j’ai parlé à
Fritz ».
Henri
Barbusse, bien qu’officier car universitaire, avait choisi de faire la
« grande guerre » dans les tranchées. Il y nota jour après jour les
conversations des poilus dont chaque nouvelle boucherie creusait davantage la
conscience : « « Quand tous les hommes se seront fait égaux,
on sera bien forcé de s’unir. – Et il n’y aura plus, à la face du ciel, des
choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent
pas ». J’écoute, je suis la logique de ces pauvres gens jetés sur
ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de
leur mal, les paroles qui saignent d’eux »[1].
Pourtant,
nonante ans plus tard, des enfants de moins de treize ans creusent la terre
pour y trouver du coltane, afin que d’autres enfants puissent s’envoyer des
sms. Non, les hommes ne se sont pas fait égaux entre eux. Pourtant, pendant que
j’écris ces lignes, des hommes, soldats ou non, des femmes et des enfants
tombent en Afghanistan, en Irak ou en Palestine. Et les mêmes moralisateurs
affirment que nous n’y faisons rien d’autre qu’exporter les valeurs suprêmes de
la démocratie et des droits de l’homme.
Lundi,
aux funérailles de Lazare, les discours officiels vanteront sans doute la
capacité de l’Union à faire régner la paix entre Européens. Comme si les
guerres étaient moins meurtrières quand nous les menons loin de nos
territoires.
Lundi,
je penserai à ces résistants d’avant l’heure, ceux qui n’ont jamais acquis ce
titre parce qu’ils sont morts inconnus dans la boue, ces poilus français qui
parlaient à Fritz, ces soldats bavarois ou bretons qui mouraient côte à côte en
maudissant les riches.
La
« grande guerre » fut la première expression barbare de la
mondialisation, ce que les socialistes de toutes tendances, réunis à Bâle en
1912, appelaient encore l’impérialisme. L’Irak, l’Afghanistan ou la Palestine
en seront-elles les dernières ? Et nous, Européens, qui vivons en paix sur
« notre » sol, sommes-nous prêts, malgré les nouvelles formes de
censure qui bâillonnent nos cerveaux, à les soutenir dans leur
résistance ?
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