Génocide, apartheid, déportation et assimilation : le modèle australien de Theo Franken


En découvrant sur mon petit écran l’enthousiasme irrépressible de Theo Franken pour le modèle australien d’immigration, je me suis souvenue d’un article lu récemment dans Le livre noir du colonialisme[1], consacré aux Aborigènes de ce continent « avec frontières ».



Son auteur, Alastair Davidson, y déclare : « L’Australie est devenue, à la place de l’Afrique du Sud, la plus réactionnaire et la plus raciste de toutes les anciennes colonies britanniques »[2]. Affirmation radicale, mais étayée par une démonstration historique, factuelle et actuelle, implacable.
La colonisation britannique de ce vaste pays a débuté en 1788 avec l’importation massive de colons et le début d’un processus de destruction systématique des peuples aborigènes. Pour le justifier légalement, les Britanniques appliquèrent le principe de « terra nullius », terre nulle, ou désert, terre inhabitée[3]. Ce principe est un bon principe chrétien, inventé en 1095 par le pape Urbain II, pour justifier les conquêtes de Croisés en Orient. Il a servi, entre autres multiples occasions, de base « juridique » au partage de l’Afrique entre les puissances européennes à la conférence de Berlin en 1885. Il fut évidemment aussi à la base de la fondation de l’État sioniste, avec le mot d’ordre « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».

Le grand avantage de ce principe chrétien, c’est qu’il permet de faire exactement ce qu’on veut, sans aucune limite, avec les peuples qui, dans la vrai vie, habitent et vivent sur cette « terra nullius », bien avant l’arrivée du colonisateur, toujours blanc. Et les Britanniques ont été à la pointe de l’inventivité dans l’art du génocide, dans toute l’étendue du terme.



Extermination physique directe

Pour commencer, rappelons que « l’Australie fut d’abord colonisée par des forçats (…) qui constituaient la majorité de cinq colonies sur les six qui existaient en 1859 ». Fait particulièrement intéressant, quand on pense à l’aversion de Theo Franken et de toute notre classe politique pour les « migrants criminels ». Dans la colonisation britannique, ce ne sont pas des migrants criminels qui commencèrent le sale travail, mais bien des criminels migrants, c’est-à-dire envoyés sur place précisément en raison de leur lourd passé judiciaire. En cent ans, près de 150 000 détenus y sont envoyés[4]. « Ces voyous et ces assassins mirent sur pied un système de répression sauvage, qui devint la norme »[5]. Cette norme comprend l’empoisonnement des Aborigènes par des appâts à la strychnine, l’usage de leurs têtes comme ballon de football, les viols des femmes, le traînage des corps par un cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive, les massacres de masse, les assassinats ciblés, etc.
Cette norme établie par les criminels de droit commun, l’État prit le relais, d’abord en ne punissant aucun de ces crimes. N’étions-nous pas en « terra nullius » ? Plus tard, des crimes semblables ont été commis par la police d’État ou par de simples citoyens, au point qu’en 1972 « il existe des personnes encore en vie, qui, dans leur jeunesse, pouvaient tuer un Aborigène en toute impunité, sinon dans la légalité »[6].

Assimilation, vol d’enfants et sélection biologique

À côté de l’élimination physique directe, les colons britanniques ont entrepris un processus d’assimilation forcée qui visait à faire disparaître progressivement la peau noire des autochtones. La méthode était simple : il suffisait d’arracher les enfants, en particulier les enfants métissés  à leur famille, et à les placer dans les familles des colons où, naturellement, ils étaient employés comme domestiques ou dans un autre emploi élémentaire. On estime que « cinquante mille enfants furent déplacés en l’espace de cinq générations, c’est-à-dire jusqu’en 1980 »[7]. Et en l’an 2000 encore, la justice a refusé les dédommagements, sous prétexte que la mère avait « signé » un accord sur le départ de son fils !

Apartheid

Comme les Indiens d’Amérique et du Canada, les Aborigènes furent placés dans des réserves où ils moururent en grand nombre. Presque tous les Aborigènes « ont été privés de leurs droits politiques fondamentaux », et « pratiquement tous les aspects de leur vie étaient contrôlés », ce qui conduit Alastaire Davidson à conclure que « la situation frappe avec sa ressemblance avec le régime que l’apartheid introduisit cinquante ans plus tard en Afrique du Sud »[8].

Incarcération massive

Comme toutes les minorités de couleur dans les sociétés coloniales, la part des Aborigènes en prison reste plus élevée que la moyenne. Un Aborigène a aujourd’hui cinq fois plus de chance d’atterrir en prison qu’un Australien blanc. Alastair Davidson estime que la politique d’extermination se poursuit toujours « en 2000, avec le nombre extraordinairement élevé de décès d’Aborigènes en garde à vue »[9].

Déportation des résistants… sur les îles

Theo Franken a parfaitement raison en affirmant que l’accueil des migrants sur les petites îles au large de l’Australie est bien organisé. L’utilisation de ces îles est en effet une très vieille tradition britannique. Nombre de réserves étaient installées sur ces îles et elles servaient également de lieux d’incarcération pour les récalcitrants. « Dès 1826, quand les colons s'installent en Tasmanie, la loi martiale est proclamée pour mater les révoltes des 6 000 aborigènes. Déportés sur l'île de Flinders, ils meurent massivement de maladies et de faim, et ne pourront jamais revenir sur leurs terres »[10].

Non, ce n'est pas du passé!

J’entends déjà certaines voix s’élever au nom de « tout ça, c’est le passé ». Eh bien non ! Quand en 2000, le premier ministre australien refuse de demander pardon aux enfants volés, il est soutenu par 60 % de sa population. Il était encore absent, le 27 mai de la même année, à la Journée de la réconciliation. Il a fallu encore huit ans pour que le mot « pardon » tombe de la bouche d’un premier-ministre.  Mais cela n’enlève rien à la base fondatrice de la société australienne, qui affirmait que « le peuple britannique en a pris possession, et qu’il avait parfaitement le droit de le faire de par l’autorité divine »[11]. C’est une société intégralement fondée sur le principe de la suprématie blanche qui s’arroge le droit de « choisir » ses migrants, comme elle s’est arrogé le droit de voler des enfants et de pratiquer la sélection biologique, de leur imposer un emploi subalterne et de tuer, enfermer, déporter tous les résistants. En défendant le modèle australien, Theo Franken adopte, dans les faits, le point de vue des suprématistes blancs. Au nom de sa lutte contre « le danger d’extrême droite », il nous vend la version civilisée britannique. Au nom de sa lutte pour « plus d’humanité envers les migrants », il nous ressert la version coloniale de la déportation sur les îles.

Je dédie cet article au peuple aborigène, et, ici, en Belgique et ailleurs, à toutes les personnes qui accueillent un sans-papier, lui donnent quelque argent pour le voyage, lui permettent de recharger son téléphone, lui offrent le gite pour la nuit et un bon repas, le conseillent et le guident dans un parc ou sous un pont, et qui, pour ces actes authentiquement humains, sont poursuivies par la justice.








[1] Marco Ferro, Le livre noir du colonialisme, XVIème –XXIème siècle : de l’extrémisme à la repentance, Hachette Littératures, Pluriel, Éditions Robert Laffont, 2003
[2] Op. cité, page 124
[3] Idem page 99
[4] http://lacontrehistoire.over-blog.com/botany-bay
[5]Opus cité page 100
[6] Idem page 102
[7] Idem page 114
[8] Idem page 110
[9] Idem page 94
[10] http://lacontrehistoire.over-blog.com/botany-bay
[11] Opus cityé, page 101

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