Quand l’iris change de couleur et le croissant de religion
Janvier 2012
Lors de la
présentation du livre de Felice Dassetto, L’iris
et le croissant, Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion[1],
j’ai suggéré de compléter le titre par
« L’iris et le croissant pauvre ».
Parce qu’il est impossible de décrire la
présence musulmane à Bruxelles, comme le fait ce gros ouvrage, sans aborder en
même temps son aspect socio-économique. Lacune que je veux combler ici.
Pourquoi le « croissant pauvre » ?
L’analyse de classe n’est plus vraiment à la mode. Pourquoi
les mots « classe ouvrière ou prolétariat » sont-ils absents ? Parmi
les nombreuses raisons, la première catégorie est liée aux transformations
gigantesques qui se sont produites dans l’organisation du travail :
désindustrialisation, délocalisation et disparition des grandes concentrations
ouvrières classiques (mines, sidérurgie, métallurgie, textile,
verrerie…) ; dérégulation des contrats de travail, individualisation du
travailleur face à l’employeur, précarisation et multiplication extrêmes des
statuts par les contrats à durée déterminée, les intérims de 24 heures, etc.
La deuxième catégorie découle de la première. Cette
« dispersion » de la classe ouvrière a eu des conséquences immenses
sur son poids politique et idéologique. Les capacités de mobilisation
syndicales en ont pris un fameux coup avec la désagrégation des grands
complexes ouvriers qui pouvaient mobiliser toute une région au quart de tour.
Mais je voudrais surtout aborder une troisième catégorie de raisons : la
classe ouvrière, le prolétariat n’ont plus non plus la bonne couleur de peau et
pire… ils comportent une part toujours grandissante de personnes qui ont une religion,
et de plus, ce n’est pas la bonne.
Bruxelles est un excellent laboratoire pour mesurer l’impact
de ces changements, à l’œuvre dans TOUS
les pays capitalistes occidentaux. Bruxelles est une petite capitale, une ville
moyenne d’un bon million d’habitants, située au cœur de l’Europe et siège de
nombreuses institutions internationale. Bruxelles a connu au siècle passé une vie
industrielle importante et ses populations ouvrières ont la particularité
d’habiter en son cœur et non dans sa périphérie. Il suffit donc d’y habiter,
d’y travailler, d’y faire ses courses et d’y passer ses moments de loisirs ou
de militantisme pour vivre tous ces changements au jour le jour.
Je suis née à Bruxelles, dans une famille issue en partie de
l’immigration italienne. Après dix ans passés à Charleroi, haut lieu du
mouvement ouvrier, j’y suis revenue au début des années quatre-vingt. Depuis
trente ans, je vis au quotidien les
grandes mutations de la capitale. J’y ai vu se dresser, jour après jour, un mur
invisible qui sépare implacablement une petite-bourgeoisie blanche aux revenus
moyens et une classe ouvrière bariolée, aux très bas revenus, si pas sans
revenus.
Quand je quitte mon domicile, je peux marcher cent mètres à
droite et me retrouver dans le quartier Anneessens, avec sa tour d’habitation
plantée au milieu de la misère, sa crèche abandonnée surplombant le trottoir
avec ses vitres brisées et ses dessins d’enfants oubliés depuis des années… Je
peux marcher cent mètres à gauche et me retrouver à Saint-Géry, avec ses cafés
à la mode où on ne sert pas de café après minuit, histoire d’éviter que les
musulmans ne s’y attardent trop. Oui, oui, vous m’avez bien lue : c’est la
confidence que m’a faite une jeune serveuse quand je lui ai demandé pourquoi il
était impossible d’obtenir une boisson chaude après minuit. Et oui, j’ai un
témoin de cette conversation invraisemblable.
Et c’est souvent que je n’en crois pas mes oreilles. Quand
Abdallah me raconte son entretien d’embauche à la poste, pour un simple job
ouvrier. Question du recruteur : « Si
vous êtes engagé, êtes-vous prêt à boire de l’alcool ?». Réponse d’Abdallah : « Personnellement, je ne bois pas mais cela ne
me pose aucun problème si mes collègues de travail le font ». Abdallah est
toujours au chômage.
Des histoires pareilles, je pourrais en faire un livre, même sans
parler du foulard. Mais à quoi servirait-il ? Celles et ceux qui vivent
ces histoires en ont marre de les raconter. Qui les écoute ? Qui s’en
émeut ? Avec ou sans livre, les terrasses de Saint-Géry seront toujours
pleines et il sera sans doute toujours impossible d’y boire un café après
minuit.
A Bruxelles, le
croissant est d’abord le symbole de la classe ouvrière
Lors des élections régionales de 2009, le Soir a publié une infographie
sur la Région de Bruxelles-capitale. Le fameux « croissant » y
revient chaque fois, quel que soit l’angle envisagé.
La concentration des plus pauvres ? La concentration du
chômage ? La plus haute densité de population ? Le plus faible niveau
de scolarisation ? La population la plus jeune ? Les populations
d’origine marocaine et turque ? À toutes ces questions, une seule
réponse : le croissant !
On pourrait y ajouter que l’espérance de vie d’un enfant né
dans le croissant est de 76 ans, alors qu’un enfant né à Boitsfort ou Woluwé en
reçoit cinq de plus ! Comme le constate Plouf!, il s’agit de la même différence que celle qui existe entre
un enfant né en Belgique ou au Mexique[2].
On pourrait ajouter que le risque de tomber sous le seuil de pauvreté
s’élève à 12% pour les Belges, à 22% pour les Européens du sud, à 33% pour les
Turcs et à 54% pour les Marocains[3].
On que les Turcs et les Marocains sont obligés d’accepter n’importe
quel boulot.
L’étude récente, La main
d’œuvre étrangère en Belgique[4],
le prouve clairement, avec le phénomène
de « surqualification ». La « surqualification » signifie
qu’une personne occupe un emploi qui requiert un niveau plus bas que ce qu’elle
a comme qualification. Il apparaît que 85% des Marocains et des Turcs (et ceci
dans les trois régions du pays) sont surqualifiés pour les postes qu’ils
occupent, alors que seulement 7% des Britanniques sont dans ce cas. Tous les
enseignants devraient connaître cette statistique car elle peut expliquer
l’attitude de certains jeunes issus des immigrations marocaine et turque face à
l’école : étudier, se qualifier, pourquoi, pour quel avenir professionnel ?
Le livre de Serge Feld confirme que les populations
d’origine marocaine et turque sont massivement ouvrières, employées plus que
les Belges dans des sous-statuts et des secteurs pénibles. Ce sont aussi sans
cesse de nouveaux migrants qui occupent ces places car les jeunes de la
deuxième génération, qui ont dû étudier jusqu’à 18 ans au moins, ne veulent
souvent plus occuper des fonctions sous-qualifiées
Pas seulement le
croissant, aussi l’iris…
Les statistiques sont aussi implacables que le vécu de ceux
qui vivent dans ce croissant. Et pourtant, la classe ouvrière bruxelloise peine
à émerger comme force sociale et politique. Une raison essentielle est
l’attitude de la gauche classique, appartenant très majoritairement du point de
vue social à la petite-bourgeoisie ou à une classe moyenne dans la classe
ouvrière, face au racisme, à la discrimination et à l’islamophobie. Ce sont des
sujets « qui fâchent », désavantageux sur le plan électoral et du
débat. Les militants des quartiers dont l’engagement s’appuie sur l’islam ne
sont pas considérés comme des militants à part entière. Pire, ils sont souvent
suspectés de poursuivre des objectifs cachés. Dans le meilleur des cas, on
s’efforce de (se) convaincre qu’ils « ne sont pas si croyants que
cela » qu’il s’agit plus d’une « culture » que d’une religion.
L’iris, symbole de la Région bruxelloise, est la fleur des
marais où Bruxelles est née, le long de
la Senne. C’est sur ses bords que le prolétariat, qui affluait en masse des
campagnes flamandes, s’est installé. Aujourd’hui, c’est toujours « le
bas » de Bruxelles, « le bas » de Molenbeek, ou le
« bas » de Schaerbeek qui abrite les populations ouvrières. La gauche
nostalgique aimerait que ce nouveau prolétariat soit le même que celui du
siècle passé. Et bien non, l’iris a changé de couleur…
Le prolétariat de Bruxelles, et en particulier les ouvriers
et ouvrières les plus exploités, les serviteurs et les domestiques, les hommes
et les femmes occupant les fonctions les plus dures, les moins bien payées et
les plus précaires, ce prolétariat est d’origine étrangère, et souvent encore de nationalité étrangère, et sa
religion est très majoritairement
l’islam. Cette religion fait intégralement partie de la réalité ouvrière
de Bruxelles ; elle a le droit de s’y exprimer, d’y être, comme toute
source d’inspiration, un facteur de résistance à ce capitalisme sans pitié et à
ce monde en guerre.
[1] Felice Dassetto, L’iris et le
croissant, Bruxelles et l’islam au défi de la co-incusion, UCL Presses
universitaires de Louvain, 2011
[2] Plouf,
un pavé dans le canal, trimestriel gratuit, octobre-novembre-décembre 2011, p
1-2
[4] Serge Feld, La main d’œuvre
étrangère en Belgique, analyse du dernier recensement, Académie Bruylant, 2010
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