Réflexion sur la grève générale

Dans une opinion parue sur levif.be Vif e, le président du PTB déclare que le vote au suffrage universel a été obtenu dans notre pays grâce à trois grèves générales (1893, 1902 et 1913), ceci en réponse aux déclarations du patron des patrons flamands, Karel Van Eetvelt[1]. Celui-ci aurait déclaré n’avoir « jamais vu quoi que ce soit qui ait changé à la suite d’actions syndicales ». La déclaration patronale mériterait une réponse et une réflexion un peu plus profondes.

Pour ce qui est du rapport entre grève générale et suffrage universel, rappelons d’abord qu’il a été instauré pour la première fois sur le continent européen par la révolution française, en 1792, mais très brièvement. Il a très vite été remplacé par le vote censitaire ; il a fallu une deuxième révolution, en 1848, pour qu’il soit reconnu, uniquement pour les hommes. C’est en effet un gouvernement provisoire, issu d’une révolution, la révolution de février 1848, qui signa le décret instaurant le suffrage universel.

Dans les autres pays européens (Belgique, Allemagne, Angleterre, Italie notamment), le suffrage universel, revendiqué officiellement par le mouvement ouvrier depuis la création de l’Internationale, a été établi (uniquement pour les hommes) après la première guerre mondiale, soit en 1919. Le profond mécontentement qui régnait parmi les travailleurs au sortir de la boucherie impérialiste de 1914-1918 avait créé une situation révolutionnaire dans de nombreux pays. L’apparition de l’Union soviétique, en 1917, en pleine guerre, faisait craindre le pire aux possédants. Le suffrage universel a dès lors été accordé par crainte des situations révolutionnaires et du rayonnement de l’Union soviétique.

Dans un article détaillé sur les trois grèves générales de 1893, 1902 et 1913, Marcel Liebman démontre d’abord que ces grèves ont été imposées à la direction réformiste par des groupes d’ouvriers d’extrême-gauche ou par des émeutes spontanées. Il explique également que les directions du mouvement ouvrier ont déployé tous leurs efforts pour limiter le caractère spontané des luttes et de les garder sous contrôle : « Il convient de souligner ici l'orientation et la portée de ces efforts. Ils révèlent le désir de mettre sur pied une organisation perfectionnée n'abandonnant rien ni au hasard, ni à l'improvisation et, surtout, la volonté d'assurer à tout prix le caractère pacifique de la grève. Ainsi, il avait été décidé d'éviter « tout ce qui peut occasionner de grands rassemblements », de contrôler l'accès des « Maisons du Peuple » et d'y interdire, pendant toute la durée de la grève, le débit d'alcool. En outre, les grévistes seraient protégés contre les tentations de l'oisiveté et les risques des manifestations politiques : on organiserait à leur intention des « conférences récréatives, des visites aux musées, des promenades champêtres, des réunions sportives ». D'autre part, rien ne fut fait pour étendre la grève par l'organisation de piquets. On réussit ainsi à donner à la grève une allure de calme et de discipline qui fut un de ses aspects les plus caractéristiques. Par contre, on en diminua par là même le caractère spectaculaire et, à certains égards du moins, l'efficacité. Bruxelles, notamment, garda son atmosphère presque coutumière : le retentissement psychologique du mouvement en fut sensiblement réduit. De même, si sa longue préparation était de nature à en renforcer l'appareil, elle offrit également l'occasion au gouvernement d'organiser et de perfectionner son propre dispositif d'action et au monde industriel d'approvisionner les usines en prévision de la grève[2]. Enfin, il souligne que toutes ces grèves ont été considérées comme des échecs ou des demi-échecs, aucune d’entre elles n’ayant abouti à la proclamation du suffrage universel. La raison en est que la direction réformiste du Parti Ouvrier Belge sur le mouvement ouvrier a tout faut pour que ces grèves se terminent sans résultat probant.

« Finalement, les circonstances qui entourèrent les trois grèves générales belges d'avant 1914, tout en révélant la volonté d'action et l'esprit militant d'une fraction importante du prolétariat, offrent du réformisme socialiste en Belgique une illustration supplémentaire, une manifestation particulièrement significative, et ce sur le terrain même où il prétend separer du prestige que confèrent l'abnégation, l'action et l'audace »[3].

Bien qu’il existe de nombreuses études sur la manière dont le POB a, dès sa naissance, déployé tous ses efforts pour étouffer dans l’œuf toute velléité de pensée révolutionnaire au sein du parti et toute action spontanée du mouvement ouvrier, Peter Mertens s’efforce de donner une image positive des débuts du POB : « Malgré son réformisme (la croyance de pouvoir changer et adoucir le capitalisme), la fondation du POB est incontestablement un pas en avant dans notre histoire sociale. Il contribuera à l’organisation de la classe ouvrière en tant que classe, il œuvrera activement à la centralisation syndicale au sein d’un seul syndicat, il brisera la pensée conservatrice dans le pays et il créera à tout le moins de l’espace pour la diffusion du socialisme »[4]. Ce n’est pas étonnant puisque le PTB affirme aujourd’hui vouloir reprendre le flambeau du POB à ses origines. L’histoire a pourtant prouvé que le démarrage réformiste du POB l’a très vite amené à la plus grande trahison du 20ème siècle, à savoir la participation du mouvement ouvrier lors de la première guerre mondiale. Il est remarquable qu’au moment où le POB se démenait pour éviter toute violence lors des manifestations et grèves ouvrières, il se préparait activement à envoyer le prolétariat dans la première grande boucherie du siècle.




[1] « Il a fallu trois grèves générales (1893, 1902 et 1913) pour abolir le suffrage censitaire et obtenir le suffrage universel (pour les hommes) ». http://www.levif.be/actualite/belgique/les-syndicats-representent-les-plus-grandes-forces-de-changement-democratique-de-notre-histoire/article-opinion-322531.html
[2] Source : Marcel Liebman, La pratique de la grève générale dans le Parti ouvrier belge
jusqu'en 1914  - Le Mouvement social, N° 58 – janvier-mars 1967 - http://institutliebman.be/fichiers/greve%20generale.pdf
[3] Source : Marcel Liebman, La pratique de la grève générale dans le Parti ouvrier belge
jusqu'en 1914  - Le Mouvement social, N° 58 – janvier-mars 1967 http://institutliebman.be/fichiers/greve%20generale.pdf

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