Mon alliance avec un « disciple du Hezbollah »
Dans le Journal du Mardi de mars 2009, Manu Abramowicz
s’attaque à un thème essentiel sous le titre accrocheur : « Marteau,
faucille et croissant ? ». Vu l’importance et la difficulté du sujet,
on s’attendrait à une analyse sérieuse des courants politiques qu’il entend
combattre. Mais dès qu’on lit les mots « Dyab Abou Jahjah, un disciple du
Hezbollah », on peut savoir qu’il ne s’agit en rien d’une analyse
politique sérieuse de quoi que ce soit.

Avant de les aborder, rappelons que la campagne de
diabolisation de Dyab Abou Jahjah s’est étalée sur cinq ans durant lesquels à
peu près tout ce qu’on peut inventer pour casser quelqu’un l’a été :
trafic de diamants, consultation de sites pornographiques, incitation à
l’émeute, constitution de milice privée… Ces mensonges policiers et médiatiques
sont la base d’un dossier judiciaire de 3000 pages que la justice a dû éplucher
une à une lors d’un procès, aux frais du contribuable. De ces 3000 pages, il
n’est pas resté une lettre. Dyab Abou Jahjah et son co-inculpé, Ahmed Azzouz,
ont été acquittés sur toute la ligne. Mais toutes les conditions ont ainsi été
créées pour que les positions politiques réelles de Dyab ne soient ni étudiées
ni discutées sérieusement. En Flandre, de nombreux intellectuels se sont
néanmoins dressés pour aider au rétablissement de la vérité. Mais du côté
francophone, à l’exception notable de l’avocat Jean-Marie Dermagne, le silence
consentant était plutôt de rigueur. Après l’acquittement, il reste un mensonge
à répandre, c’est le mythe d’Abou Jahjah, islamiste fondamentaliste.
Si le marxisme et le libre-examen devaient avoir quelque
chose en commun, ce serait de chercher la vérité dans les faits. Un journaliste
consciencieux aurait pris la peine de consulter le blog d’Abou Jahjah afin de
connaître son positionnement politique exact au sein de la résistance
libanaise.
Mais il y a là sans doute un premier hic. Qui s’intéresse
vraiment à la résistance libanaise ici en Europe ? Pour tous les peuples
qui luttent contre le colonialisme, « néo » ou classique, la
résistance libanaise est une source d’inspiration. Pourquoi ?
La première raison, c’est que c’est la première résistance
qui a battu Israël sur le terrain et l’a empêché de conquérir un nouveau
territoire arabe, à savoir le Liban. Cette résistance est en effet née de la
défaite de 1982, quand la si bien nommée invasion israélienne « Paix en
Galilée » a permis à l’armée d’occupation de semer la désolation jusque
dans la capitale libanaise. Ressuscitée littéralement de ses cendres, la
résistance libanaise a mis 18 ans à se reconstituer jusqu’à pouvoir chasser
l’occupant du sud du pays et rétablir l’indépendance nationale du Liban. Mais
qui se soucie vraiment dans notre « gauche » de l’intégrité
territoriale et de l’indépendance nationale d’un pays arabe ? Cette même
résistance a pour la deuxième fois infligé une défaite militaire et politique
cuisante à l’Etat sioniste lors de la nouvelle invasion de l’été 2006. Depuis
la constitution de l’Etat sioniste, ce sont les premières victoires militaires
d’une nation arabe contre cette politique constante de colonisation et
d’expansion qui ont réduit la nation et les territoires palestiniens à de
simples bantoustans. Après les trahisons et les capitulations successives des
Etats arabes (et musulmans), la résistance libanaise a mis fin à la succession
ininterrompue des victoires sionistes. C’est parce que la résistance libanaise
a vaincu l’occupant militairement et politiquement qu’elle est reconnue dans
cette immense partie du monde toujours dominée par le
« néo »-colonialisme. Mais ici en Europe, on préfère s’indigner sur
les « excès » d’Israël, sur ses « réactions
disproportionnées » plutôt que de soutenir les seuls qui lui infligent les
défaites.
La deuxième raison qui fait de la résistance libanaise une
source d’inspiration pour de nombreux peuples, c’est le caractère
extraordinairement diversifié et unifié de ses rangs. Au forum de Beyrouth où
j’ai fait l’intervention « La gauche et l’appui à la résistance »,
Angeles Maestro, communiste espagnole, décrivait ainsi les caractéristiques de
la résistance libanaise : « Un processus semblable (à celui en
Palestine) s’est développé depuis quelques années au Liban, où des avancées
électorales, des accords politiques et une collaboration armée se sont
cristallisés et ont été mis en évidence de manière nette pendant l'attaque
d'Israël à l'été 2006 et sa défaite postérieure. La direction politique et
militaire de Hezbollah est indiscutable mais dans le cadre de ce qui est connu
comme « Front de la Résistance », coalition qui intègre Amal, le Parti
Communiste du Liban (PCL), des mouvements pro-syriens, comme Marada, auquel
appartient le député Soleimán Frangié, le Courant Patriotique Libre du général
Michel Aoun, majoritaire dans la communauté chrétienne, ainsi que toute une
série de forces nationalistes et progressistes, comme le Mouvement du Peuple de
Najah Wakim ou la Troisième Force, de l’ancien premier-ministre Selim Hoss.»
Le Hezbollah a remplacé le Parti
Communiste libanais à la tête de la résistance, c’est un fait. Les militants de
gauche, et en particulier les communistes, partout dans le monde, feraient
beaucoup mieux de se pencher sur les raisons de leur perte d’influence dans le
peuple plutôt que de se lamenter sur la montée des autres forces politiques. Ce
qui est indiscutable au Liban, c’est que ce sont les forces qui restent les
plus déterminées, intransigeantes et intègres dans la lutte contre le
colonialisme et l’impérialisme, celles qui prennent de la manière la plus
résolue en main toutes les questions vitales pour les couches populaires
(enseignement, santé, sécurité nationale, etc.) qui gagnent leur confiance.
Cette confiance s’est exprimée dans les urnes, tant au Liban qu’en Palestine.
Venons-en maintenant à notre
« disciple du Hezbollah ». Naturellement, comme tout citoyen libanais
qui se respecte, Dyab Abou Jahjah fait partie de la résistance libanaise et il
entretient dans ce cadre des relations militantes avec le Hezbollah. Il n’en
est cependant ni membre, ni disciple. Le procédé journalistique de Manu
Abramowicz qui consiste à réduire la résistance libanaise aux « disciples
du Hezbollah » produit un effet totalement pervers, qui est de nier toutes
les autres forces politiques actives dans cette résistance, et en particulier
les forces laïques et de gauche qu’il prétend défendre.
Dans toutes ses interventions
publiques, Dyab se définit comme un nationaliste arabe et un socialiste
anti-impérialiste. Il suffit de lire quelques articles sur www.aboujahjah.com,
pour connaître la vision de Dyab Abou Jahjah sur la résistance mondiale et
nationale à créer et sur la société à conquérir. « La lutte pour l’émancipation nationale et pour la justice sociale,
contre le néo-colonialisme et les valets locaux de la classe dirigeante, est le
dénominateur commun qui peut être le début d’une dynamique de mobilisation
politique réelle, par les gens du peuple à la base et des segments
révolutionnaires de la classe moyenne, indispensables pour construire un projet
de société basé sur le socialisme et la démocratie populaire et préservant la
fierté nationale et culturelle. C’est l’essence du nasserisme, c’est aussi l’essence de ce que Chavez et Morales
prouvent aujourd’hui en Amérique Latine. Le nationalisme et le socialisme dans
un esprit de solidarité internationale : ceci est la réponse à l’exploitation
et à la terreur globalisée. » (From Nasser to Chavez and Morales).
«
Les démocrates nationaux sont pour un monde arabe qui doit renaître, libéré du
néo-colonialisme américain et occidental et du racisme (et pour cela aussi du
sionisme). Les démocrates nationaux veulent la défaite des Etats-Unis en Irak,
du sionisme en Palestine et des régimes arabes partout, mais ils veulent aussi
la défaite du salafisme dans sa forme extrémiste (Al qaida) ou dans sa forme
modérée et potentiellement oppressive… Seul un nouveau parti national arabe
peut mobiliser la majorité silencieuse et lui donner un meilleur choix que
celui à faire entre les faux prophètes des Frères musulmans et les pharaons
tyranniques. Cette option combine la démocratie, les droits humains et le
développement avec la loyauté à notre civilisation et ses valeurs
arabo-islamiques. Elle soutient en même temps la résistance dans toutes ses
formes, contre l’oppression interne et externe. » (The Arab People between Fake Prophets and
Tyrannical Pharos).
Comprendre les divers courants
politiques à l’œuvre au Moyen Orient, comme dans d’autres parties du monde,
suppose un certain effort intellectuel. Il consiste en premier lieu à
appréhender les réalités du monde telles qu’elles se présentent effectivement
sur place et non à partir de schémas simplistes, imposés par la lecture
occidentale du monde et empoisonnés par le modèle américain du « choc des
civilisations ».
C’est sous l’influence de ce modèle
qu’a été inventée la nouvelle étiquette à la mode : « l’islamo-gauchisme ». C’est
seulement quand on se situe dans la logique du « choc des
civilisations » qu’on peut plaquer cette étiquette sur quiconque prend le
parti des résistances au colonialisme et à l’impérialisme. Pour ma part, cette
étiquette me laisse assez indifférente. Je ne me situe pas dans cette logique.
Ce genre d’appellation renvoie plutôt à l’accusation de
« judéo-bolchévisme », invention des nazis pour tenter de discréditer
les communistes qui donnaient leur vie en cachant des enfants juifs. Si on
entend par là l’alliance des communistes avec les plus persécutés, dans un
contexte mondial précis, il ne s’agit pas d’une insulte mais d’un compliment.
Comme le rappelle le Journal du
Mardi, j’ai effectivement été « l’artisan
d’un cartel électoral en 2003 entre le PTB et la Ligue arabe européenne ».
Les opposants à mes prises de position sur le foulard ou sur la résistance
libanaise et palestinienne reviennent régulièrement sur cet épisode électoral.
Il me semble donc utile de rappeler ici les enjeux de cette alliance.
Cette alliance n’était pas un gadget
électoral mais bien au contraire le résultat d’une analyse du monde qui me
semble toujours d’actualité, sinon plus. Elle peut se résumer en quelques
phrases. Les guerres menées par les Etats-Unis et leurs alliés depuis
l’implosion du camp socialiste en 1989 (première guerre du Golfe en 1991,
Afghanistan en 2001 et deuxième guerre contre l’Irak de 2003) font partie d’une
seule et même guerre menée contre tous les peuples de cette terre. Elle prend
des formes différentes selon les endroits du monde où elle se mène :
agressions militaires, embargos et blocus, étranglement par la dette et les
diktats du FMI, dérégulation totale de toutes les formes de protection du droit
au travail, à la santé, fermetures massives d’entreprises et licenciements…
Mais fondamentalement il s’agit de la même guerre. L’alliance entre le PTB et
l’AEL (rejointe à l’époque par pas mal de progressistes en Flandre) n’était
d’ailleurs pas la seule de cette fameuse campagne de 2003. Lors des mêmes
élections, le PTB s’est désisté dans la région bruxelloise pour y soutenir la
liste « Maria », composée majoritairement des ouvriers et employés licenciés
par la faillite de la compagnie nationale d’aviation, la SABENA, un cataclysme
dans la vie économique et sociale de la Belgique. La perspective était
claire : prendre le temps de construire un grand front populaire contre
toutes les formes de la guerre impérialiste, unissant les résistances au sein
des métropoles occidentales et celles des peuples dans le monde.
Les communistes sont
internationalistes ou ils n’ont plus de raison d’être. Et c’est précisément à
l’heure où chacun a le mot « mondialisation » à la bouche que nombre
d’entre eux se replient sur une conception locale et étroite de l’action et de
la pensée militantes. Il s’agit de plaire à « sa » classe ouvrière ou
plus précisément à cette partie de la classe ouvrière angoissée par les ravages
de la crise qui minent peu à peu tous les acquis sociaux. Les travailleurs
d’Opel Anvers, site menacé de fermeture à court terme, se trouveraient
aujourd’hui dans un meilleur rapport de forces si le front embryonnaire avait
été consolidé, entre les travailleurs licenciés de la SABENA, ceux de Clabecq,
les sans-papiers, les jeunes des quartiers, les sans-abri, les
altermondialistes, les opposants aux guerres made in USA et les dizaines de
milliers de personnes solidaires avec la Palestine. Plutôt que de se retrouver
en tête-à-tête avec Kris Peeters, Angela Merkel et la direction américaine de
General Motors.
L’abandon de l’internationalisme
produit des choses bizarres. J’étais ainsi sidérée d’apprendre il y a peu que,
pour obtenir le droit de se présenter aux élections, le PTB n’a plus recueilli
ses parrains parmi les électeurs mais bien auprès d’un député de la liste
Dedecker, qui ne cache pas son ambition de gouverner un jour avec le Vlaams
Belang. L’interview de Peter Mertens dans Knack aurait pourtant dû me préparer
à la nouvelle. Le président du PTB nous y apprend comment la gauche
« liquide les tabous », selon une expression chère au Journal du
Mardi : « La gauche a commis
des erreurs. Nous aussi, nous aurions dû mener le débat avec la droite de
manière plus soutenue et mieux. Il ne fait pas de doute que le succès de la
droite est lié à l’exaspération de beaucoup de gens qui ont vu leurs quartiers
se dégrader sérieusement au cours des dernières décennies. Des gens qui ne
peuvent pas quitter le quartier parce que leur pension est insuffisante, mais
qui ne s’y sentent plus chez eux parce que de nombreux immigrés sont venus y
habiter. Nous aussi, au PTB, nous avons sous-estimé cette évolution, et nous
portons donc aussi notre part de responsabilité ». Du rejet de la
liste Resist à la constatation que les quartiers « se dégradent »
avec l’arrivée de « nombreux immigrés » et que « les gens »
ne s’y sentent plus chez eux, le pas est franchi dans l’allégresse. Les
« gens » (entendez les travailleurs pauvres « de souche »)
ne se sentent plus « chez eux » quand ils cohabitent avec les
travailleurs pauvres issus du Tiers Monde ou de cette partie de l’Europe qui a
conquis en 1989 la liberté d’exploiter.
Je poursuis quant à moi le combat entamé. De mon
intervention à Beyrouth, le Journal du Mardi ne publie que l’extrait où je
reconnais que mes « convictions
politiques sont minoritaires dans la gauche ». J’étais peut-être alors trop
pessimiste. Mon intervention, envoyée à une vingtaine de personnes, a fait le
tour du monde. Elle a été traduite en néerlandais, anglais, espagnol, italien,
arabe, portugais, grec et roumain. J’ai reçu des dizaines de réactions
provenant de tous les continents, de l’Inde au Canada, du Sénégal au Venezuela.
Elle est répertoriée sur des dizaines de liens Internet. Je ne peux qu’en
déduire que ce débat est fondamental et que l’aspiration de nombreux militants
dans le monde est de travailler à ce front, quelles que soient les difficultés
qui nous attendent.
Commentaires
Enregistrer un commentaire