Réflexions d’après Brexit (2) : La révolution néo-libérale

À la fin de la seconde guerre mondiale, la droite était politiquement sur la défensive. L’Union soviétique avait payé un lourd tribut à la lutte contre le nazisme ; en France, le parti communiste portait le surnom glorieux de « parti des fusillés » et le rapport de forces penchait en faveur du monde du travail. Les luttes d’indépendance se développaient dans les colonies, la Chine de Mao représentait un espoir concret pour le Tiers-Monde dont les masses, elles aussi, avaient payé le prix de la guerre dans les armées des colonisateurs.

Dans ce contexte, la droite s’est réorganisée, elle a travaillé dans l’ombre, mais d’arrache-pied, à la reconquête intellectuelle et politique, pendant trois décennies. Il s’agissait de reconquérir les esprits et de préparer le terrain politique. L’aboutissement de cette reconquête, c’est l’Amérique de Reagan (1981-1990), la Grande-Bretagne de Thatcher (1979-1990) et le Chili de Pinochet (1973-1990).
Pour mettre en place cette « révolution conservatrice », une intelligentsia dûment financée par des milliardaires s’est organisée dans des fondations consacrées à l’étude et au débat théorique[1], dont la première est la Société du Mont-Pèlerin, fondée en 1947 par Friedrich von Hayek, considérée par Keith Dixon comme la « maison-mère des think tanks néo-libéraux »[2]. Ce courant de pensée, naturellement anticommuniste, s’est cependant concentré sur la critique en règle de tout le compromis social-démocrate conclu après la deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire sur la démolition pièce par pièce de l’État-Providence, sur la nécessité de dénationaliser radicalement et de laisser agir les lois du marché, sur l’urgence de réduire l’État à ses fonctions régaliennes (police, armée, justice), sur la liquidation de tout mouvement syndical de contestation et de toute réglementation du marché du travail.


La sinistre Margareth Thatcher, pour ne parler que de l’Europe, a appliqué ce programme à la lettre, n’hésitant pas une seconde à déclarer la guerre totale aux mineurs britanniques, pendant une longue année de grève, de mars 1984 à mars 1985. L’enjeu de la grève, qui s’opposait à la fermeture de vingt mines de charbon déficitaires, n’était pas seulement économique (appliquer fermement la politique que l’État n’intervient pas pour sauver des entreprises) mais également et peut-être surtout politique : briser toute force de résistance, « les ennemis de l’intérieur »[3], soumettre les esprits des travailleurs définitivement à l’idée que, hors du marché, il n’y a point de salut. Le fameux « TINA », there is no alternative. Et domestiquer pour de bon toute forme d’opposition syndicale. C’est avec la même intransigeance et le même cynisme qu’elle laissera mourir dans les pires souffrances les prisonniers de l’IRA en grève de la faim.
À la fin de son mandat, « le marché du travail britannique est le plus déréglementé d’Europe » et « le Royaume-Uni est devenu le pays du « néo-libéralisme réellement existant » »[4]. Arrivée au pouvoir peu de temps après l’adhésion de la Grande Bretagne à l’Union européenne, Thatcher mènera le même combat au sein des instances européennes et contribuera nettement aux politiques de libéralisation de l’Union.
On aurait pu espérer que le retour au pouvoir des travaillistes avec Tony Blair (1997-2007) stopperait la machine infernale britannique et sa révolution néo-libérale. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Ce sont les mêmes idées produites par les cercles néo-libéraux qui ont reformaté le parti travailliste. Depuis l’ère Reagan-Thatcher-Pinochet, toutes les forces politiques, de droite et de gauche, glissent inexorablement plus à la droite de leur position traditionnelle. Et c’est ce mouvement régulier, orchestré comme on l’a vu par une poignée de milliardaires depuis près de septante ans, qui rend aujourd’hui l’extrême-droite respectable.
Car si la droite néo- libérale s’est concentrée sur la politique économique et sociale pour conquérir l’électorat et le pouvoir, les travaillistes britanniques devront quant à eux prendre un détour pour faire passer les mêmes politiques socio-économiques : « Il s’agissait de ne laisser aucun thème politiquement porteur aux conservateurs, de chasser sur les terres conservatrices de l’idéologie sécuritaire et des ‘valeurs morales’ »[5]. La social-démocratie de Blair, déjà gagnée aux thèses libérales en matière d’économie, mais pas son électorat, qui en mesure de plus en plus les conséquences, va se reconstituer une base sociale en prônant la tolérance zéro contre la petite délinquance, les devoirs plutôt que les droits, la responsabilité individuelle et familiale plutôt que celle de la société. Une pratique politique que Blair résumera ainsi dans son livre New Britain : « Aujourd’hui le Parti travailliste est le parti de la loi et de l’ordre, et c’est très bien ainsi »[6].

L’engouement atlantiste de Blair dans tous ces domaines s’accompagnent de son engagement enthousiaste pour la deuxième guerre contre l’Irak en 2003. Le même enthousiasme guerrier que celui de Thatcher contre les Malouines. La nostalgie de l’empire britannique a la peau dure de l’autre côté de la Manche.




[1] Pour une description détaillée de ces think tanks, voir Keith Dixon, La mule de Troie, Blair, l’Europe et le nouvel ordre américain, Éditions du Croquant, Broissieux, 2003, p 117-121.
[2] Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Raisons d’agir Éditions, Paris, 1998, p 21. Je recommande absolument la lecture de cet ouvrage pour comprendre comment s’est mise en place la révolution néo-libérale.
[3] « Nous avons dû combattre l'ennemi de l'extérieur aux Malouines. Nous devons toujours faire attention à l'ennemi de l'intérieur, qui est bien plus difficile à combattre et dangereux pour la liberté", assène-t-elle lors d'une réunion avec les parlementaires conservateurs. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/margaret-thatcher-en-10-citations

[4] Op. cit. p 98
[5] Keith Dixon, Un digne héritier, Blair et le thatchérisme, Raisons d’agir Éditions, Paris, 2000, p 92
[6] Idem, p 93. Dans une note de bas de page, Keith Dixon remarque que « étrangement, ce passage qui se trouve à la page 42 du livre de Blair, New Britain, n’a pas été reproduite dans la version française ».

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